Cordoue-Cordouan 2011

Cordoue-Cordouan 2011

De la Mosquée-Cathédrale au Phare des Rois,
à travers l’Espagne profonde,
en cyclo-camping.

AU COMMENCEMENT ETAIT LE PHARE

L’ilot de Cordouan se trouve au milieu de l’embouchure de la Gironde, le plus vaste estuaire d’Europe. Forts courants de marée, houles croisées, bancs de sable erratiques… au XXème siècle encore, les côtes charentaises furent le théâtre de nombreuses fortunes de mer ; on n’ose imaginer ce qu’il en était en des temps plus anciens . Pourtant, dès l’âge du bronze, le commerce maritime était actif dans ces parages.
Les chroniques de haute époque signalent des feux sur l’ilot de Cordouan. D’où lui venait ce nom, si loin de l’Andalousie ? On suppose que les premiers feux furent allumés par des marchands maures, ou pourquoi pas ? des barbaresques venus de Cordoue; des ermites leur succédèrent puis, en 1360 le Prince Noir, qui occupait la Guyenne, fit reconstruire une tour. En 1584, Henri III confia à l’ingénieur Louis de Foix la construction d’une « oeuvre royale »; au bout de 27 ans de travaux, le phare de Cordouan s’alluma enfin.
Il sera plus tard rehaussé, passant de 37 à 68 mètres, équipé de la toute première lentille d’Augustin Fresnel en 1823, automatisé en 2006 mais, même s’il a considérablement évolué, il demeure, avec ses appartements royaux et sa chapelle, le phare au sujet duquel Colbert écrivait au Roi: « On ne peut rien voir assurément de plus singulier que ce chef d’oeuvre d’architecture au milieu de la mer, qui est ordinairement battu par les vagues qui sont furieuses en cet endroit »

Allumé en Juin 1611, le Phare de Cordouan vivait donc son 400ème printemps.

Cela se fête !

La municipalité a demandé aux clubs sportifs de « créer des évènements » pour participer à la célébration des 400 ans du phare de Cordouan.
Or, 4 cyclos seulement étaient intéressés: le Grand Jacques , Michel , Jacquot et moi-même, tous quatre cyclo-campeurs. Nous avons donc choisi de partir avec les sacoches, sans autre logistique.

L’aventure a commencé le 8 juin au petit matin, quand nous sommes partis sur nos randonneuses pour aller prendre le train à Saintes, 35 km plus loin.

LA FEUILLE DE ROUTE

Cordoue-Cordouan se transforme en Linarès-La Palmyre

L’objectif était de relier Cordoue à Cordouan.
Cependant, il n’était guère envisageable d’achever le voyage au pied du phare: on n’y débarque pas à pied sec ! Il nous a paru logique de parcourir toute la côte placée sous le feu de la lanterne de Cordouan, en franchissant l’estuaire par le bac de Royan. L’arrivée se ferait donc à La Palmyre, point extrême de la rive Nord de la Gironde, précisément sur la bien nommée promenade des deux phares (La Coubre et Cordouan).

Voilà pour l’arrivée à La Palmyre. Mais pourquoi partir de Linares ?
C’est simple : il n’arrive à Cordoue qu’un seul train avec vélos par semaine ; nous n’avions pas choisi le bon jour !

L’Estremadure ou La Mancha ?

L’itinéraire le plus direct de Cordoue à Royan, à vol d’oiseau, traverse la région de Madrid. Or, le cyclocampeur ne s’épanouit pas en zone urbaine…Il fallait donc choisir de passer à l’ouest ou à l’est de la capitale espagnole, par l’Estremadure ou par la Mancha; quel cyclotouriste résisterait à l’envie de mener sa Rossinante d’acier sur les traces de Don Quichotte ? La décision fut vite prise. Nous allions donc traverser le Nord de l’Andalousie, puis par la Sierra Morena entrer dans la Mancha où se déroulerait la principale séquence du voyage; ensuite un coin d’ Aragon,un bout de Navarre, les Pyrénées par Roncevaux et le port d’Ibaneta, entrée en France à Saint-Jean-Pied de Port; retour par Bayonne et les pistes des Landes, Arcachon, l’Entre-deux-Mers, la pointe de Grave, le bac de Royan et la Côte de Beauté.

En dehors de Cordoba nous allions traverser peu de villes: Puertollano, Cuenca, Calatayud; des villages parfois magnifiques (Montoro, Almagro), beaucoup de montagnes, des gorges, des collines, des parcs naturels, le vaste plateau de la Mancha …. et peu de terrains de camping répertoriés.
Un menu alléchant pour des cyclocampeurs gourmands !
La fiche de route semblait bien claire; cependant, dans toute randonnée il faut prendre garde à ne pas rater le point de départ.

L’ANDALOUSIE ET SES SURPRISES

Mercredi 8 et jeudi 9 juin
les premiers tours de roues :135 km

Arrivée à Linarès
Arrivée à Linarès

(Royan – Saintes, Hendaye – Irun, escale et nuit sous la tente à Vitoria-Gastets, Linarès – Andujar)

Faute de renseignements fiables sur le transport de nos montures, nous nous étions résolus à partir 24 heures plus tôt avec l’espoir de résoudre le problème à Irun.
Peine perdue ! Partis le mercredi matin, nous nous sommes donc retrouvés le jeudi en fin de journée à Linarès, à 120 km de Cordoue par l’autoroute (beaucoup plus en réalité) avec un espoir assez vague de trouver un terrain de camping à Andujar, 60 km plus loin.

La galère pour atteindre Cordoue

Notre premier contact avec l’Andalousie a donc été nocturne et nos jarrets n’ont pas tardé à comprendre que si un gros effort a été fait pour développer certaines infra-structures, les routes secondaires n’en ont pas bénéficié.

Toutes nous ramenaient à cette fichue autoroute! Jacquot, fort de l’expérience de son Royan-Lisbonne de l’année précédente, nous assurait que les autoroutes sont ordinairement doublées d’un camino servicio tout-à-fait praticable. Non, pas toutes ! Là, il s’agissait d’une piste infâme: sable, graviers ravinés avec de temps en temps un vestige de bitume entre deux nids de poule, ce qui a valu à Michel la première bûche du voyage.
Nous sommes donc repartis visiter la campagne, par une nuit d’encre…Tiens, ça brille au bout du chemin! Tel le petit Poucet, nous nous dirigeons vers cette lumière providentielle. L’établissement est vivement éclairé au néon, ce doit être un restaurant or, nous n’avons pas dîné. Vus de plus près, les néons sont roses et dessinent des formes très…féminines. Aucun doute, il y a certainement des chambres, mais est-ce bien ce que nous cherchons ?

Les petites routes de la plaine, étroites et souvent boueuses, formaient digue entre des plantations encore détrempées par les inondations du printemps; décidément, rien ne ressemblait à ce que j’avais imaginé de l’Andalousie.

A minuit, nous étions de nouveau au bord de l’autoroute: le pompiste qui nous a fait des tortillas certifiait qu’il n’y avait aucun terrain de camping à Andujar…nous avons donc rempli nos bidons et installé le premier bivouac un peu plus loin dans la campagne…

vendredi 10 juin
Andujar – Cordoba
étape: 105 km; cumul: 240 km


Nous nous sommes réveillés sous des oliviers, entre deux fossés d’irrigation et à deux pas d’une petite zone industrielle apparemment pas très active.
On ne fait pas la grasse mat’ dans ces cas-là. Après une toilette parcimonieuse et un p’tit déj’ sérieux –grâce aux provisions achetées à Linarès – à nous l’Andalousie!

Nous étions dans la vallée du Guadalquivir, encore toute fraîche des récentes inondations: villages blancs dans une végétation luxuriante, véritables oasis; places ombragées, bancs et fontaines accueillants.

Oui, mais, l’autoroute était toujours là!
L’itinéraire direct étant interdit aux vélos, il a fallu s’écarter de la vallée et escalader les collines; en pente douce dans les oliveraies d’abord, puis par des casse-guibolles de moins en moins confortables et parfois franchement défoncés par les pluies du printemps et les errements des cours d’eau; mais quel paysage!

La lumière andalouse fait vibrer les couleurs. Après les oliviers, nous avions pour horizon une écharpe à carreaux géante déployée sur la crête des collines: tournesols, chaumes plus ou moins blancs, terres labourées rousses, vert d’autres cultures en herbe…
A chaque virage, on s’attendait à plonger vers la plaine de Cordoue mais la route continuait à grimper… Enfin, une descente: nous nous sommes retrouvés presque sans transition sur le vieux pont, à l’entrée de la ville historique. Avec 240 km au compteur!

Cordoue


Nous nous sommes bien sûr précipités – précipités n’est pas le mot: encore une rude grimpette! – à la Mosquée Cathédrale, symbole de l’achèvement de la partie la plus imprévisible du voyage: celle qui aurait dû se faire par le train .
La francophone de l’officio turismo a déposé un joli tampon sur nos cartons de voyage itinérant: nous étions enfin dans le bain. Horreur, elle n’avait jamais entendu parler de Cordouan, orgueil de nos côtes, le plus vieux et le plus beau phare du monde! Nous l’avons renseignée et la fraîcheur de la fontaine voisine a lavé notre humiliation.

Quelques tours de pédales plus tard, nous voici dans le camping municipal, où ne règne apparemment pas l’esprit de tolérance qui semblait jusqu’à présent de mise: interdit de ci, interdit de ça…
Qu’importe, on est à Cordoue !
Toute la soirée et le lendemain, nous avons sillonné cette belle ville, visité la Grande Mosquée, flâné dans la Juderia et soigneusement exploré une charmante placette avec bassin, fontaine, platane, cascade de bougainvillées et boissons fraiches. Puis, les sacoches bien lestées de vivres et impatients d’en découdre, nous voilà de nouveau sur la route.

La galère pour s’éloigner

samedi 11 juin
Cordoba – Casillas de Velasco
étape: 79 km; cumul: 319 km

Innocemment, nous suivions le Guadalquivir; à un embranchement, notre route s’arrête devant ce qui semble une petite centrale hydro-électrique: nous prenons donc l’autre branche, pensant qu’elle ne fait que contourner l’obstacle. Très vite nous franchissons une retenue et découvrons un panorama enchanteur: les eaux boueuses du fleuve sont devenues un vaste lac turquoise qui serpente entre les collines que nous sommes en train de gravir en sous-bois. Une heure plus tard, l’esprit critique nous revient: pourquoi avons-nous le soleil en face ? c’est beau mais ce n’est pas la route; à mieux examiner la carte, c’est un cul de sac et nous sommes presque au fond; redescendre ce qui a été si dur à grimper? et pourquoi Jacquot, qui nous a semés depuis un bon moment, ne revient-il pas? on va l’attendre, je fais une petite sieste.



Finalement, un garde du parc naturel nous renseigne: une piste vaguement cyclable nous permettra de rejoindre notre route en 16 km (si nos vélos résistent).
Et Jacquot? Son téléphone ne marche pas et il pédale comme un forcené pour nous rattraper: il croit que nous avons compris à temps et trouvé un meilleur chemin. Il nous faudra une journée pour le rattraper.
Nous avons donc bravement attaqué la piste muletière, inconnue de la carte mais providentielle, qui nous évitait de refaire notre étape à l’envers. Non revêtue, assez défoncée, parfois très pentue…Dans une descente, absorbée par le paysage, j’ai vu le trou trop tard: ma randonneuse a sauté l’obstacle très proprement, les 4 sacoches ont giclé à l’atterrissage. Il faut dire que le paysage avait de quoi surprendre: des pains de sucre dignes de la rivière Liang se dressaient au milieu de prés aussi jaunissants que du riz presque mûr.
Puis nous avons retrouvé les oliveraies: sur ces collines, l’impression dominante est celle d’une immensité déserte. On peut rouler toute une journée et ne traverser que 4 villages. Cachées par les oliviers, on devine de loin en loin de très belles demeures anciennes isolées sur leurs terres, on imagine des armées de serviteurs et de journaliers jadis logés dans des communs à proximité de «not’maître»; les oliveraies s’étendent sur les collines à perte de vue d’un horizon à l’autre, alignements d’arbres plusieurs fois centenaires ou récemment plantés (enveloppés, tuteurés) selon les parcelles; partout, le sol est retourné, débroussaillé, aplani, souvent irrigué, des murets de pierres sèches retiennent l’eau et la terre, les arbres sont taillés et renouvelés, alors que le pays semble vide: où sont les ouvriers de ce vaste travail ?
Les clôtures sont rares mais on voit souvent un chemin barré par un portail isolé…

Le soir venu, nous étions au milieu de cet océan d’oliviers, encore loin de Montoro où nous avions pensé faire étape; la route qu’on s’obstinait à nous indiquer allait résolument dans la direction inverse de celle que nous cherchions: à chaque instant suffit sa peine, songeons plutôt à la nuit. Voyons, voyons ces maisons: nous devons être à Casillas de Velasco, on va «faire de l’eau» à la fontaine !
Oui, nous étions bien à Casillas; non, il n’y avait pas de fontaine. Le village se réduisait à quelques maisons basses formant rue, un pauvre hameau sans place ni fontaine; nous avons donc frappé à une porte: une femme a rempli nos bidons, non pas au robinet mais à une grande jarre qui trônait dans le vestibule. Et avec quel soin, quelle précision! Et que cette eau était douce et fraîche!P1020061
Nous avons dressé le camp un peu plus loin, sur une terrasse d’une oliveraie où demeuraient des vestiges d’une habitation disparue. C’était la veille de la Pentecôte; de loin en loin, le vent nous apportait de la musique déversée à pleins hauts-parleurs autour des maisons de maîtres, les chiens aboyaient, des cyclomoteurs pétaradaient. . Et tous trois, en dégustant un potage instantané et des sardines à l’huile, nous nous moquions un peu de ce pauvre Jacquot qui devait s’ennuyer à l’hôtel…

dimanche 12 juin
Casillas de Velasco – Fuencaliente
étape:73 km / cumul: 393km

Bon sang, mais c’est bien sûr!

Nous avons compris le lendemain matin, quand nous sommes repartis par la route qui longeait «notre» parcelle et restait mystérieusement exempte de tout trafic.
Cette belle route avec rails de sécurité et bande cyclable, que nous avions empruntée malgré un panneau peu explicite, nous a conduits…au bouillon.
Notre carte Michelin a été imprimée en 2011 mais l’édition date de 1987!!!!! depuis 25 ans, l’Andalousie s’est équipée, des barrages ont été faits sur les grands fleuves; elle était bien là, notre route, mais sous quelques mètres d’eau! J’ai photographié une situation analogue un autre jour dans la vallée du Jabalon, mais sur le moment nous pensions surtout à retrouver notre copain.

Moralité: on ne se méfie jamais assez des cartes routières, on ferait mieux d’interroger les gens du pays.

Montoro


Comme nous n’avions pas de scaphandre, il a bien fallu se résigner à emprunter le camino servicio: il était irréprochable et nous a fait oublier celui du premier soir.
A midi, nous étions à Montoro, ravissante petite cité andalouse toute blanche, étagée sur un éperon rocheux au creux d’une boucle du Guadalquivir, avec clocher, façades mauresques, pont de pierre, et même une piste pour quads hurlants sur la place du marché. Pentecôte oblige, pas question de se ravitailler.

La Sierra Morena

Montoro est notre dernier village à maisons blanches: nous quittons l’Andalousie et la Sierra Morena se profile à l’horizon. La route monte doucement mais fermement, tout droit vers la montagne, les oliviers nous accompagnent encore.
Nous sommes sur une route nationale, large, impeccable, avec une large bande cyclable et peu de circulation; nous emprunterons souvent des routes de ce type sur lesquelles nous nous sentons parfaitement en sécurité. Nous n’avons jamais été confrontés, en Espagne, à des chauffeurs aggressifs cyclophobes comme cela arrive fréquemment en France. Nous pouvions transpirer et zigzaguer dans les montées en toute sécurité. Les rares cyclistes sur vélo de course nous doublaient comme des flèches! en montagne, la première vertu du cyclocampeur est la patience. Je règle mes développements, puis: débrouillez-vous mes jambes, je profite du paysage!

Le Grand Jacques ne dit jamais «c’est dur» ni «je suis fatigué» mais «il faut que je mange»; nous faisons donc halte à la terrasse ombragée d’un restaurant-bar-hôtel routier. C’est là que Jacquot a passé la nuit! Nous allons finir son litre de «vinho tinto» avec le plat du jour, une sorte de boeuf bourguignon assez inattendu et très roboratif. A l’ombre d’un grand olivier, des poules noires au plumage brillant et à la crête éclatante grattouillent le sol et se vautrent dans la poussière en attendant de devenir elles-mêmes «plat du jour». La prochaine fois, je demanderai une tortilla.

J’aurais mieux fait d’éviter le vin! Le soleil cogne, la route devient raide. Très loin, très haut, j’aperçois un viaduc et un tronçon de route en corniche accrochée à flanc de montagne. Est-ce la nôtre ?
Oui, c’est bien elle; «et ce n’est même pas un col!» remarque Michel, à qui il tarde de franchir son 2000ème col. Un tour de pédale entrainant l’autre, à petite vitesse, ces ouvrages se rapprochent puis s’éloignent derrière nous. Les chênes verts ont remplaçé les oliviers, nous sommes dans la Sierra de Cardena. Un bout de descente, nous récupérons Jacquott’ qui faisait la sieste à l’ombre sur la place d’un village, le plein d’eau fraîche à la fontaine et c’est reparti; mais au moins, cette fois-ci, la grimpette a un nom: Puerto de Valderrepisa, 830m; bien sûr, ce n’est pas le Galibier mais la néophyte que je suis se sent grandir!
Nous venons d’entrer dans la province administrative de Castille-La Mancha; nous sommes au milieu de nulle part, en pleine montagne, en plein désert, à deux cols et 40 km de la civilisation.

LA MANCHA: AU PAYS DE DON QUICHOTTE

En un temps où les montagnes étaient pleines (selon Cervantès) de bergers amoureux et décidés à mourir de désespoir, Don Quichotte avait choisi ces solitudes pour s’abandonner à la folie, chargeant Sancho d’en faire la description à Dulcinée: «il s’enleva les chausses et resta nu, couvert seulement de sa chemise; et tout d’un coup sans rime ni raison, il fit deux sauts à touche soulier et deux cabrioles tête en bas et pieds en haut, découvrant des choses que Sancho ne voulut pas revoir: il lâcha la bride à Rossinante et s’estima content et satisfait, puisqu’il pouvait jurer que le maître qu’il laissait était fou.»
Nous avons bien fouillé du regard « les entrailles de la Sierra Morena» sans apercevoir la nudité du respectable hidalgo; en revanche, près d’un village exigu accroché au flanc de la sierra, nous attendait un terrain de camping confortable avec tout ce qu’il faut pour se sustenter.


La vallée de Alcudia

lundi 13 juin
Fuencaliente – Almagro
étape:109km ; cumul: 502km

J’avais été intriguée par l’image satellite des deux crêtes suivantes qui, au niveau où les croise notre route, s’écartent l’une de l’autre comme les lèvres d’une bouche de 35 km . De fait, entre le Puerto de Niefla (902 m) et le Puerto Pulido (850 m) nous traversons par une route tirée au cordeau une sorte de boutonnière enfermée entre les montagnes, une vallée ovale à fond plat, déserte. Je ne crois pas que même au milieu des steppes de l’Asie Centrale on se sente plus loin du monde contemporain ! A perte de vue, une mer de graminées blondes qui ondulent dans la brise, des cigognes, de rares oliviers, quelques troupeaux blancs, pas un pylône, pas une habitation; l’eau ne manque pourtant pas, au printemps du moins: par de petits ponts, nous franchissons deux rivières et quelques ruisseaux, une zone marécageuse s’étale dans la partie centrale. Un troupeau de moutons se serre à l’ombre d’un grand olivier: image biblique!
J’imagine qu’en un autre temps, celui de don Quichotte peut-être, une vie villageoise intense a pu se développer, quand on se contentait pour vivre de ce qu’on trouvait sur place.
Cette vallée cachée et protégée par les montagnes, calme, pure de toutes les laideurs du monde moderne, ce monde étrangement endormi… n’avons-nous pas trouvé le jardin d’Eden?
Mais les rares constructions tombent en ruines, personne n’habite plus la vallée de Alcudia.

Puertollano


A Puertollano, au pied de la montagne, nous avons cru revenir dans le monde contemporain. Cette petite ville animée et coquette affiche son identité d’ancienne cité minière tout en cultivant un art de vivre plutôt douillet. Le chevalement d’une ancienne mine a été dressé au milieu d’un rond-point, à l’entrée de la ville. Plus loin, trois jolis petits ânes de bronze « boivent » à un abreuvoir, hommage probable à tous ceux qui ont tiré les wagonnets sans revoir le soleil…Mais c’est un splendide jardin botanique, avec essences rares et labyrinthe de roses, qui occupe le centre ville. Sous un joli kiosque, une fontaine thermale aux vertus innombrables invite les passants à se désaltérer: de petits arrosoirs au bec bordé d’une collerette permettent de boire à la régalade en toute hygiène.
Les pelouses sont moëlleuses, l’ombre généreuse, les bancs accueillants… nous sortons les réchauds et la batterie de cuisine sans émouvoir qui que ce soit. Je n’ose pas imaginer la même scène au Luxembourg ou aux Tuileries, jardins pourtant incomparablement moins soignés!

La Ruta de Don Quijote

En quelques kilomètres, le paysage a radicalement changé: nous voici dans la Mancha historique, nous allons suivre la ruta de Don Quijote.
Nous sommes à 700 mètres d’altitude environ, sur un plateau qui s’étire vers le nord-est entre deux zones montagneuses. L’ancienne route de Cordoue à Saragosse passe au milieu de cette bande de terre relativement plate, à mi-chemin des collines qui l’escortent de chaque côté, souvent coiffées de moulins à vent. Le fond, cultivé, est à peu près désert, les rares villages sont établis à l’écart de la route, à flanc de colline.

Ce paysage austère et monotone accompagne le voyageur sans le retenir et invite à l’errance, Don Quichotte n’aurait pas pu naître sous d’autres cieux.

Il est manifeste que la Mancha reconnaît en lui son enfant. En portrait ou en statue, Don Quichotte et son fidèle écuyer Sancho Pança sont présents dans toutes les localités – dont la torpeur ne semble pas pour autant menacée par un développement excessif du tourisme.


Depuis Puertollano les randonneuses avancent toutes seules, les sacoches offrent une bonne prise au vent qui souffle de la Sierra. Nous avons de la chance: le vent dominant, qui en été dessèche et brûle le plateau, venant du Sud, ne nous sera jamais contraire.
Les couleurs ont changé: terre ocre et façades de briques, finis les maisons blanches et les voluptueux patios andalous. Dans l’après-midi, l’envie d’une boisson fraîche nous fit bifurquer de la route axiale vers le plus proche village, Aldea del Rey. Un village? Une rue, bien large et complètement déserte, entre deux murs de briques ininterrompus, des façades revêches aux portes et fenêtres obstinément closes, sans un commerce ni un chien errant; et la traversée n’en finit pas! Une vaste église, quelques grands bâtiments institutionnels, aucune trace de vie et encore moins de terrasse ombragée.
Il a fallu reprendre la route pour étancher notre soif dans une station-service-bar-hôtel-restaurant-dancing qui n’est pas sans rappeler les road-movies américains; et je songeais, le nez dans mon soda, qu’il y avait une certaine ressemblance entre ce décor pompeux et fantômatique, et la folie des grandeurs du fameux hidalgo.

Une tache bleu sombre dans le paysage: une retenue sur le Rio Jabalon se remplit; une route s’abîme au fond du lac en formation mais cela ne nous surprend plus.


Un petit effort pour franchir des collines; la plaine s’est élargie, nous sommes dans le Campo de Calatrava, nous découvrons une perle: Almagro.
La journée a été longue: la douche d’abord, puisqu’il y a un terrain de camping, la soupe ensuite, nous visiterons demain.

Almagro

mardi 14 juin
Almagro – Campo de Criptana
étape: 112 km / cumul: 614

Nous avions promis de nos nouvelles au journal local. Nous pensions naïvement rencontrer un cyber-café au milieu de la Mancha! Pour nous dépanner, le patron du camping tire sa fille du lit et la malheureuse va déployer des trésors de patience et d’ingéniosité pour essayer de comprendre et de nous donner satisfaction.
Il est certain que, en Espagne comme en France, les gens portent sur le cyclo à sacoches un regard bienveillant et ne refusent jamais un coup de main. Seul ou à deux, les contacts se nouent facilement; à 4, nous formions un groupe, les échanges sont restés rudimentaires, d’autant plus que la barrière linguistique est bien réelle. Ainsi, dans le train, situation sans précédent, une femme est restée plus de deux heures à côté de Jacquot sans lui raconter sa vie!
Mais ce jour-là, l’ordinateur a servi d’interprète; au bout d’une heure, sa mission accomplie, la jeune fille enfile en riant le maillot de notre club sur sa robe de chambre pour une photo-souvenir que nous lui enverrons à l’arrivée.


Les cale-pieds claquent: Almagro, nous voici !
L’histoire de cette ville n’est pas franchement pacifique; on y trouve tout ce dont rêvait Don Quichotte: les moines soldats de l’ordre de Calatrava, instruits ici pour la Reconquista; des joutes, des tournois de chevaliers sur cette place; et l’enfant du pays, Diego de Almagro, conquistador parti sur les traces de Pizarro s’illustrer dans le sang au Pérou et au Chili.
La Plaza Mayor est étonnante, semblable à aucune autre: c’est une place rectangulaire, allongée, immense. Des corridas, des joutes s’y sont déroulées: on imagine facilement des chevaliers lancés au galop, la lance au poing, sous les vivats de la foule. Tout le long de la place, de chaque côté, une longue colonnade de pierre supporte deux étages de fenêtres par lesquelles les dames pouvaient incognito regarder leurs champions se faire tuer avec grâce ! au rez de chaussée, échoppes et cafés occupent le fond de ces portiques. Dans un mois, en juillet, c’est un festival de théâtre classique qui attirera les foules sur le corral de comedias et la Plaza Mayor; ce matin le calme règne mais les chaises empilées nous disent qu’il y a eu cette nuit de l’animation.
Des drapeaux flottent au bout de la grand’place devant une belle façade en pierre dorée, avec blason, balcons et clocheton, certainement l’hôtel de ville. Dans le petit square voisin, Diego de Almagro reçoit nos respects avec une noble indifférence; nous nous éloignons en admirant les sculptures des façades en pierre blonde puis le portail baroque du palais des comtes de Valparaiso. Il y a des passants, des boutiques, une impression générale de bien-être… Si Don Quichotte avait vécu ici, serait-il parti courir après la gloire ?

Après Almagro, le héros de Cervantès règne sur le pays. Chaque vjllage (il est vrai qu’ils ne sont pas nombreux) l’honore de statues, reliefs, panneaux d’azulejos.
A Puerto Lapice une auberge se flatte d’être le lieu où Don Quichotte fut adoubé par l’aubergiste qu’il prenait pour un chevalier. Bâtie en réalité au XVIIème siècle, l’auberge abrite tout un petit musée imaginaire: sculptures à l’effigie du grand homme et de son «écuyer», abreuvoir de pierre pour Rossinante et surtout le grand chariot-cage à 4 roues à bord duquel Don Quichotte fut ramené dans son village à la fin du premier voyage.


La route file tout droit dans la plaine, encadrée par les coteaux sur lesquels des moulins à vent se dévoilent progressivement, comme une colonne de géants en faction. Nous voici à Campo de Criptana. La seule vraie difficulté du jour, ce sera de trouver un emplacement favorable pour installer le bivouac…

Campo de Criptana: les petits bonheurs de la vie au grand air.

Le vrai problème qui se pose au cyclo-campeur, ce n’est pas de dormir par terre : on dort très bien sous la tente, on trouve actuellement des matelas confortables qui n’excèdent pas 600 grammes!
Non, la question capitale, c’est l’eau.
La réponse la plus simple, c’est de planter la tente sur un terrain de camping: à nous les douches, buanderies, bacs à vaisselle, etc, où on peut dépasser en un soir la consommation mensuelle d’un village éthiopien!
Encore faut-il qu’il y ait un camping.
Quand c’était le cas, nous en avons profité. Cependant, une nuit sur deux, il a fallu s’en passer.
Heureusement, nous avons trouvé dans tous les villages une place ombragée avec des bancs et une fontaine. Jacquot a tout de suite vu le côté pratique de la chose… C’est à Campo de Criptana, qu’il s’est livré pour la première fois à son exhibition du soir: toilette presque complète, shampooing, lessive à la fontaine d’un jardin public, à l’heure où les villageois prennent le frais sous les arbres. Nous étions d’abord un peu gênés… mais après tout, à la guerre comme à la guerre, nous l’avons imité. Il ne restait plus qu’à choisir où se poser.

Si les terrains de camping se ressemblent tous plus ou moins, avec le bivouac sauvage, on se fabrique des souvenirs incomparables.
Par exemple ce soir-là, dans la Mancha, la plaine nue ne promettait rien de bien excitant; après les ablutions à la fontaine du village, nous poussions nos bécanes par une mauvaise piste très pentue à la recherche d’un coin moins minable sur le coteau; et 300 mètres plus loin, surprise et ravissement! nous étions au pied de 10 grands moulins blancs, les géants de Don Quichotte, qui regardaient le soleil se coucher sur la plaine! Bien sûr, il a fallu couper quelques chardons, mais qui d’autre peut se vanter d’avoir dormi parmi les moulins les plus célèbres du monde ?


Je ne sais pas si les moulins ont souvent ce genre de visite. Le camping sauvage est théoriquement interdit dans toute l’Espagne, mais il semble parfaitement toléré. Dans l’ensemble, les gens ne se montrent ni curieux ni zélés ni hostiles, ils semblaient tout-à-fait indifférents, par exemple, à nos exhibitions hygiéniques du soir. Pendant la nuit, la Guardia Civil est venue jeter de loin un coup d’oeil sur notre campement, je pense pour vérifier que nous n’avions pas allumé de feu, mais ils ne nous ont rien demandé. Je ne crois pas que nous aurions bénéficié de la même tolérance en France…
Le lendemain matin, aucun matelas n’avait souffert des chardons.
Nous avons pu contempler, visiter, photographier à loisir ces moulins fièrement campés sur la colline avant de reprendre la route.

mercredi 15 juin
Campo de Criptana – La Almarcha
étape: 100 km; cumul: 714 km

El Toboso, Belmonte, la Almarcha

Nous avons rattrapé notre retard et même pris de l’avance sur la progression prévue.
La journée sera très chaude mais un léger vent favorable rend la chaleur supportable; néanmoins, nous trempons nos casquettes dans toutes les fontaines.
Un détour s’imposait pour traverser El Toboso: après l’aubergiste et les moulins, il fallait rencontrer Dulcinée! Elle se présente à nous sous la forme d’une amusante statue moderne qui la montre courte et ronde, bien telle que la décrit Sancho; mais ce qui me séduit le plus au Toboso, c’est le nom donné à son échoppe par le marchand de cigarettes et cartes postales: Toboshop.
Sur les coteaux, l’armée des moulins nous surveille…


Près d’un carrefour, un très vieux relais de poste menace ruine; sur sa longue façade des panneaux en azulejos (carreaux de faïence décorés) évoquent les plus célèbres épisodes des aventures de Don Quichotte: les moulins à vent, l’auberge, Sancho berné, les trois paysannes, le combat contre les outres de vin…les tableaux sont alertes, les couleurs vives, tout cela témoigne de l’incroyable popularité du roman de Cervantès.

Tout est démesuré au pays de Don Quichotte: voici que nous traversons une tache de coquelicots; des champs de coquelicots; une plaine, une mer, un océan de coquelicots ! Nous parcourons plusieurs kilomètres au milieu des coquelicots; sont-ils cultivés ? La beauté insolite du résultat suffirait à justifier la chose.
A la sortie du joli village de Belmonte, sur la motte de San Cristobal, un énorme donjon dépasse d’un bois de pins parasols, massif et simple comme le château de sable d’un enfant de géant.
Puis le paysage change: la terre moins rouge est travaillée différemment. Les bosquets sont plus nombreux, les vignes succèdent aux oliveraies sur les coteaux mais l’impression d’immensité déserte persiste.
Les coteaux se rapprochent de la route, se rejoignent; quand nous les franchissons enfin, la terre est devenue très blanche; entre les zones caillouteuses, les champs fraîchement labourés se réduisent à des sortes de chemins blancs qui se tortillent autour de bosses couvertes de garrigues sombres; c’en est fini de la plaine.


A La Almarcha, la fontaine est située tout en haut d’une rue escarpée; le ruisseau savonneux issu de nos ablutions va nous précéder à la sortie du village.
Nous nous installons un peu plus loin en haut d’une colline, sous de grands pins parasols, pour contempler un somptueux coucher de soleil en technicolor tout en apaisant nos estomacs avides.

Gastronomie cyclotouristique

Au retour, moi qui suis plutôt ronde, je perdais mes jupes et j’hésitais à reconnaître mon reflet dans les vitrines… Avec nos bécanes chargées, sur un parcours souvent montagneux, la dépense énergétique devient véritablement énorme. Et il faut bien reconnaître que le cyclo-camping n’est pas très favorable aux plaisirs de la table…
D’abord parce qu’on n’a ni table ni chaise; peu de casseroles, pas d’épicerie; à la fin, il fallait même économiser le gaz, nous ne trouvions pas de cartouche de rechange!
Pour le liquide, pas de problème: eau de la fontaine et vinho tinto à gogo! Don Piero, don José, don Simone : 0,6 à 0,9 € la bouteille. Bière, agua con gas, coca aux arrêts bistro, souvent moins d’1 euro la consommation.
Pour le solide… nous n’avons guère traversé de villes, il fallait s’arranger avec ce que proposaient les supérettes: tomates, melons, concombres, pêches (ramassées sous les arbres dans les vergers du nord), abricots, cerises (dans l’arbre parfois) excellentes et pas chères; boîtes de thon, de sardines, de calamars; soupe, purée en sachets, pâtes, lentilles en boîte; une fois que nous traversions un marché, poulet rôti, mais peu de charcuterie et de viande de boucherie: les supérettes n’en proposaient pas, nous n’avons compris que le dernier jour qu’il fallait demander pour qu’on la sorte de la chambre froide; lait, beurre (importé de Lituanie!) fromage Manchego, yaourts… En Andalousie, le pain était abominablement sec, pas question d’avaler un sandwich. Dans les sacoches, il y avait le kit de survie: sachets de soupe et de purée, boîtes de thon.


Nous ne sommes pourtant allés au restaurant que 4 fois en Espagne : notre ordinaire peut paraître modeste mais après avoir bien pédalé, pourvu que la quantité y soit, on a le régal facile !

jeudi 16 juin
La Almarcha – Cuenca
étape: 75; cumul: 789

Cuenca et les Indignados

Du haut de notre moyon alto, nous avions une vue à 360° sur le pays; l’apparition du soleil entre les troncs des pins parasols est une image que je ne voudrais pas oublier… Nous ne pouvions pas ignorer que nous venions de sortir de la plaine, nos jarrets nous l’ont bientôt confirmé. Après San Lorenzo de la Parilla notre route suit, ou plutôt remonte le Jucar et le paysage change radicalement: nous sommes de nouveau dans la Sierra. Les très longues rampes alternent avec les descentes et la route est moins bien entretenue; il y a beaucoup plus d’arbres: chênes verts, pins sylvestres, petits bois herbus où l’on s’arrêterait bien pour se rafraîchir un instant…
A midi, nous cassons la croûte dans un village au nom amusant: Villar de Ollala.
La supérette est au bord d’une placette bien ombragée avec des bancs et une fontaine; le rêve du cyclo! Michel et Jacquott’ sont tout fiers parce qu’ils ont déniché une bouteille de Don Simone-11° pour 60 centimes; de mon côté, j’ai jeté mon dévolu sur une boîte de sardines à l’huile d’olive, ronde, de 15 à 20 centimètres de diamètre, avec trois couches de gentils petits poissons joliment disposés en rosace. Un régal pour les yeux, puis une orgie! Avec ce que promet la carte, je suis sûre de tout éliminer rapidement.
Et le grand Jacques?
Estimant que son organisme exige une sieste, il file devant avec l’intention de s’installer au plus vite sur le terrain de camping que nous comptons trouver à Cuenca: Camping El Pinar – mes compagnons devraient aimer… Nous avons trouvé l’adresse sur Internet et bien avant Cuenca des panneaux guident les arrivants.
Pas de chance! El Pinar est fermé; en guise de sieste, Jacques aura fait (et nous aura évité) 20 km de camino servicio pour contourner la ville. Assoiffé et le ventre creux, il nous rejoint au QG des Indignados, à côté de l’office de tourisme dont nous attendons l’ouverture pour faire tamponner les cartons.


Les Indignados ont installé leur stand au pied des marches d’une église moderne; sous un auvent, une table avec quelques tracts et les traces d’un repas; deux caddies contiennent des duvets roulés et des couvertures, il y a aussi des matelas appuyés au mur voisin et ce qu’il faut pour nourrir un campement. Dans le coin le plus retiré de l’abri, plusieurs personnes somnolent sur des chaises de toile; les «révolutionnaires» ont surtout l’air fatigué… Au moment de notre départ de France, toute l’Europe s’étonnait de ces indignados qui campaient sur les places pour dénoncer les abus et la corruption sans revendication clairement formulée, sans passer par les partis politiques ni les vecteurs habituels de la contestation. Il semble que le mouvement s’enlise…
Nous avons sillonné Cuenca en attendant la fin de la sieste administrative; aucun doute, il s’agit vraiment d’une ville (50 000 habitants), la première depuis Cordoue. Mais une ville où la sieste dure diablement longtemps. Outre les enseignes présentes à l’identique dans toutes les villes du monde, il y a beaucoup de petites échoppes mais tout est fermé; tant pis! Nos vélos n’en seront que plus légers…
Nous sortons de la ville par des quartiers bas. En fait, nous sommes au pied de la ville historique: après un petit pont, la vallée se resserre et plusieurs étages de balcons, comme un empilement de maisons, sont suspendus à une falaise. Cuenca est coincée entre les desfiladeros du Huecar et ceux du Jucar, accrochée de façon acrobatique à une plate-forme rocheuse sans doute trop étroite pour abriter le développement d’une ville qui a eu ses heures de prospérité.
37Les indignados nous ont indiqué où trouver un terrain de camping: à Mariana, au fond du hoz (défilé) del Jucar: Quelle bonne surprise! Dans les parcs naturels, le ballast de chemins de fer désaffectés a été transformé en voies vertes réservées aux cyclistes et marcheurs. Alors que nous pensions devoir franchir un épaulement, notre piste, une ancienne voie ferrée «recyclée», serpente tranquillement sous des peupliers, au fond des gorges du Jucar, entre des falaises de pierre jaune. Après une journée brûlante, nous avons presque froid! La piste nous mène en une demi-heure à un terrain de camping herbeux, bien équipé, doté en particulier d’un véritable palace sanitaire: c’est dans le marbre et sous des plafonds hauts 5 mètres de que nous pouvons procéder à des ablutions malgré tout plus classiques que celles des soirs précédents. Nous pourrons même faire quelques provisions avant de repartir le lendemain matin.

vendredi 17 juin
Cuenca – Poveda de la Serra
étape: 84 km; cumul: 869 km

La Serrania de Cuenca et le Parc Naturel du Haut Tage

Jacques a des problèmes à l’arrière: après 3 crevaisons, à défaut de changer de pneu, il intervertit l’avant et l’arrière et nous croisons les doigts pour que «ça tienne» encore deux jours; en effet, nous sommes en pleine montagne, et pour un bon moment: la Serrania de Cuenca se dresse devant nous.
L’échauffement se fait en douceur: la petite route reste au pied de la Sierra, entre garrigues et petits champs de céréales; les villages se réduisent à quelques maisons autour d’une église sans l’ombre d’un commerce, heureusement que nous avons garni nos sacoches à Mariana!
Après Canamarès nous entrons dans le Parc National du Haut Tage par les défilés (Hoz) de Beteta; il ne s’agit plus d’une paisible route verte en fond de vallée! Le paysage est grandiose, avec des fronts rocheux en surplomb sur des à pic auxquels s’accroche une maigre végétation, des ruisseaux cascadant au fond de gorges embrumées ou glougloutant au ras de la route. L’eau sourd de partout, les fontaines nous font signe mais on ne peut céder à toutes, il faut continuer à grimper: les montées sont raides, souvent plus de 8% de moyenne sur un versant. On monte, on redescend (moins) et c’est reparti. Heureusement, le vent, favorable, ne cesse de fraîchir, à tel point que dans un creux nous devons dégager un petit peuplier qui vient de tomber sur la route. Le dernier épaulement est à 1600 mètres avant de redescendre sur un village accroché à flanc de montagne, Poveda de la Serra. Nous ne serons pas fâchés de nous arrêter, mais trouverons-nous des vivres?



Il y a eu un instant de grande angoisse: le village suivant est à 20 km, nous sommes affamés et fatigués. Notre-Dame de la Serra soit louée, les gamines du villages nous conduisent chez «autoservicio Ramirez»; autoservicio, très logiquement, cela veut dire libre-service et non pas garage…l’aspect de ce supermarché bien achalandé a aussi de quoi surprendre: la sortie est de plain pied mais l’entrée est perchée sur une sorte de podium, on y accède par un large escalier d’une vingtaine de marches; il n’y a pas de devanture mais juste une porte un peu large; nous aurions pu voir et revoir ce bâtiment sans soupçonner sa destination.
Pendant que je m’active pour regarnir «les besaces» comme aurait dit Sancho, les hommes ont déniché un emplacement idyllique pour planter les tentes: une terrasse herbeuse avec fontaine, table et bancs pour pique-nique, éclairage municipal et même une corde à linge! Elle est vaguement triangulaire avec sur un côté le mur de soutènement du jardin voisin, une épaisse haie de vieux conifères sur le 2ème; le 3ème côté, en arc de cercle, domine une rue qui longe en contrebas puis remonte et dessert notre «domaine ». Détail, nous sommes juste en face de l’église, entre l’église et le reste du village; autant dire, sur la place d’armes.
Les adolescents sont les premiers à venir nous voir de plus près; en anglais, en français et même en latin nous parvenons à faire un brin de causette. Puis une aïeule vient s’asseoir sur le muret, s’adresse à nous et insiste avec véhémence, puis s’en va, écoeurée par notre incompréhension. Enfin, le mouvement s’organise: nous sommes l’épicentre d’une procession de curieux dont la bienveillance reste difficile à évaluer; la guardia civil regarde de loin…

samedi 18 juin
Poveda de la Serra – Nuevalos
étape: 88 km; cumul: 957 km

Le rossignol des montagnes…

La nuit a été froide mais surtout sonore: Vers 22 heures, un oiseau a commencé à nous donner l’aubade; quelle puissance, quel répertoire! au petit matin, on pouvait ajouter: quelle endurance… S’il est vrai que les rossignols chantent pour se rassurer, celui-ci devait être terrorisé. Plus tard, quand j’ai tenté de me glisser hors de ma tente incognito, un hennissement a jailli de derrière la haie, à 3 mètres tout au plus; au petit matin, Michel (qui ne monte sa tente que s’il pleut, et encore…) s’est réveillé entre les pattes d’un bon gros toutou des familles qui s’appliquait à lui faire une toilette approfondie…
En résumé, cette nuit sauvage fut plus belle que bien des jours civilisés.

Chance, on démarre en descente mais très vite la route recommence à grimper, les pentes les plus dures que nous ayons encore rencontrées. Les défilés continuent; nous sommes en pays calcaire, les rivières coulent au fond des gorges abruptes qui entaillent le plateau. En haut de chaque pente, nous découvrons un panorama de causses chaotiques…les derniers villages du Parc Naturel du Haut Tage portent des noms évocateurs: Valhermoso, Valsalobre… Ce n’est plus de la montagne, mais le pays est encore bien vallonné, le plateau ondule à perte de vue. Plus de ruisseaux, de sources ni de fontaines: Les garrigues ont remplacé les taillis, l’horizon est couleur de chaume.


Molina de Aragon

Loin devant nous, une colline est coiffée d’un haut donjon et de tours; au gré des pentes, ce castello disparaît puis revient, de plus en plus complexe, de plus en plus étonnant; et le voici sur le versant qui nous fait face, avec ses hautes tours carrées, son donjon, et une vaste enceinte extérieure qui ondule sur le coteau; on s’attendrait à voir des archers à chaque tour, ou des chevaliers caracolant sur le chemin de ronde! Au pied du château, allongée au bord du ruisseau, la jolie petite ville de Molina de Aragon nous offre des bancs et une fontaine pour déjeuner. Il y a un quartier touristique pittoresque, avec ruelles et terrasses accueillantes. Les rues sont encore animées mais l’heure de la sieste approche, et c’est à l’instant précis où les boutiques ferment, que le pneu de Jacques se dispose à rendre son dernier souffle. Quel sprint pour arriver chez le vélociste! Il se trouve en haut d’une rue escarpée que nous avalons en danseuse, Jacquott’ et moi, pendant que Michel et Jacques administrent les derniers sacrements au moribond… J’ai repéré l’échoppe la première et je balance à pleins poumons tout ce que je connais de la langue de Cervantès:«Senor, senor, per favor…!» Il était temps, le commerçant s’en allait après avoir baissé le rideau et retiré la clé de la serrure; il me regarde d’un air profondément ennuyé, il est clair qu’il hésite à s’intéresser à une femelle, surtout un samedi à 14 heures! Heureusement que Jacquot intervient: entre hommes, on se comprend, on serre les coudes; le pneu est trouvé et je bois le calice de mon humiliation tout en prenant une photo.


ARAGON

Après Molina, le paysage change: pays désert, maisons fantômes: nous venons de quitter la province de Castille-La Mancha pour entrer en Aragon. La route ondule doucement entre les causses.
Au détour d’un virage, le lac de Nuevalos se dévoile tout d’un coup: émeraude sous le ciel bleu intense, serti entre des versants de roches claires et de garrigues.



Une forte descente, regroupement à la terrasse d’un café, intendance; une base de loisirs est installée au bord de ce lac de barrage, un terrain de camping nous attend. Impossible de trouver une cartouche de gaz, on évitera les cuissons trop longues!

dimanche 19 juin
Nuevalos – Calatayud – Magallon
étape: 109 km; cumul:1066 km

Le soleil nous a réveillés de bonne heure mais nous sommes partis, comme d’habitude, vers 9 heures; rien à faire, il faut le temps de cuver son café et de plier le camp.
Jusqu’à Calatayud, la sierra descend et le paysage s’humanise; la moindre parcelle à peu près plane est plantée de cerisiers, on voit ainsi de petits vergers suspendus à une plate-forme difficilement accessible ou perdus au fond d’un ravin, mais le taillis demeure longtemps dominant.

Calatayud

Un beau Decathlon tout neuf nous nargue à l’entrée de Calatayud: pas de gaz aujourd’hui, tout est fermé. C’est dimanche, la deuxième semaine du périple est commencée.
Les Zac, ZI et ZUP ne sont pas plus belles ici qu’ailleurs, mais en contrebas d’un boulevard de ceinture, de petits potagers travaillés avec amour rétablissent une note d’humanité. Il doit faire bon être petit pois sur des rames si joliment disposées…
Calatayud est confortablement installée dans une cuvette bien évasée; l’urbanisme est clair, il y a des avenues bien dégagées avec arbres, terre-pleins, contre-allées, des promeneurs la cigarette à la bouche, un peu de circulation, mais même en centre-ville presque tous les commerces sont fermés.
La queue sur le trottoir nous signale enfin une boulangerie ouverte: parfait, nous allons approvisionner et faire tamponner les cartons; la brave dame n’a pas de tampon mais qu’à cela ne tienne! sa caisse enregistreuse conservant les doubles des tickets de caisse, elle découpe 4 exemplaires de sa raison sociale et nous les scotche consciencieusement sur les cartons. La queue devient une foule dont on peut admirer la patience… le gag, c’est que le ruban adhésif fait disparaître les lettres imprimées au carbone! Nos cartes de route comporteront donc une « preuve de passage »d’une originalité indiscutable quoique peu explicite.


Cela peut surprendre mais nous n’avons pas encore rencontré de Casa de Toros. Nous voici devant une grande palissade circulaire orange et jaune, l’entrée des arènes de Calatayud: les couleurs, les lettres des panneaux, la forme des guichets, tout cela est dans l’esthétique du cirque, mais les toros s’y amusent-ils vraiment? Le beau spécimen de bronze auprès duquel nous nous photographions ne nous a pas renseignés.
Nous quittons Calatayud par l’ancienne route de Saragosse, route délaissée depuis l’ouverture d’une autoroute. Restaurants, stations-essence, tout est abandonné. Même le camping est à vendre!
La route monte et descend dans la montagne; nous transpirons dans la montée du Puerto d’El Frasno (770 m) que domine, plantée dans la garrigue, l’imposante silhouette du célèbre taureau noir, jadis menacée par de nouveaux règlements puis sauvée par les protestations des aficionados. Lui non plus, nous ne l’avions pas encore rencontré. A croire que nous avons voyagé dans une autre Espagne, ou un autre siècle…



Sans préavis, notre route s’arrête, absorbée par l’autoroute toute neuve ; nous nous rabattons sur le camino servicio, qui s’arrête lui aussi, inachevé. Que faire ? la bande d’arrêt d’urgence est confortable et personne ne semble s’étonner de notre présence, les deux autres cols et la descente se font donc en douceur. Nous constatons en la quittant que sur ce tronçon, la « voie » portait une double signalétique, autoroute et route nationale ; il suffisait d’y penser.
Sans transition nous sommes passés de la montagne aride à la riche plaine de l’Ebre: c’est le verger de l’Europe qui s’étend autour de nous! Un verger industriel planté au cordeau, quadrillé, irrigué, de 36 km: pêches plates, brugnons, abricots… Des camions sur la route, pas un virage, pas une habitation: quelle peut bien être la superficie de chaque exploitation? Ce n’est pas ainsi que les citadins imaginent un verger mais il faut bien reconnaître que les fruits tombés dont je me gave et remplis mes « besaces » sont absolument délicieux.
Magallon est un village-rue sans caractère, entre la nationale et la bretelle d’autoroute; mais pourvu qu’il y ait une placette ombragée avec fontaine, il nous conviendra. Nous avons repéré un sympathique carré d’herbe entouré de roseaux, à l’écart du village, pour installer nos chambrettes; toilette à la fontaine publique et… ce soir, on dîne en ville! Un restaurant routier sera notre Tour d’Argent.
A minuit, Jaquott’ peste sous sa tente: l’unique armature est morte depuis longtemps, il expérimente chaque nuit un nouveau bricolage aussi peu concluant que les précédents; ce soir, c’est une tige de roseau qui passe au banc d’essai… et casse.

Lundi 20 juin
Magallon – Lumbier
étape: 128 km; cumul: 1194 km

Aux aurores et demie, nous sommes de retour auprès de la fontaine pour un petit déjeuner-conseil de guerre: passerons-nous par la montagne comme nous a conseillé un cyclo de la Manche ou comme prévu par la vallée de l’Ebre, Tudela et Pamplona ? La décision est vite prise, nous renonçons sans regret à ce secteur trop civilisé.
Un drôle de crépitement, des sons de cloche, un nuage mouvant qui grossit rapidement: Don Quichotte aurait vu une armée à affronter, ce n’est qu’un troupeau de moutons étrangement discipliné qui passe devant l’école.



Nous allons encore parcourir 60 km à plat dans la plaine de l’Ebre: vergers, rizières, mais rien de soigné et avenant comme la Plaine du Pô; le temps n’a pas encore patiné ces exploitations, cela manque d’herbe sur les talus et de chemins bordés de peuliers…Nous traversons Ejea de los Caballeros, gros bourg agricole, le jour du marché; hum! Ça sent … mieux que la chair fraîche (nous ne sommes pas des ogres), le poulet rôti: aujourd’hui notre ordinaire sera royal.
Dire que nous avons failli abandonner la carcasse aux chiens! Le soir, en l’absence de possibilité de ravitaillement, nous serons bien heureux de la trouver pour tenir compagnie à notre dernier sachet de purée-minute.
Après le village de Sadaba – où les cigognes sont plus nombreuses que les humains – la vallée se resserre et les Pyrénées se profilent à l’horizon.
Les céréales ont remplacé les vergers, ici et là, on moissonne. Entre deux villages abandonnés, alors que nous n’avons pas aperçu âme qui vive depuis des kilomètres, un nuage de poussière dorée signale une moissonneuse perdue dans l’immensité.


La montée devient sérieuse, les cultures ont disparu. Nous montons, et l’eau descend des Pyrénées: nous croisons et re-croisons le ruban vert du canal de Las Bardenas. Nous avons voyagé de ruisseau en fontaine dans une Espagne encore humide des pluies du printemps, pourtant l’importance des ouvrages hydrauliques nous en dit long sur la sécheresse des autres saisons.
Une rampe, une autre, nous avons attaqué le Puerto de Sos del Rey Catolico; 850 m seulement mais la chaleur nous plombe, ce sera l’ascension la plus difficile du voyage. Michel l’attendait avec impatience: ce sera son 2000ème col homologué! 2000 cols, mais aujourd’hui il ne transpire pas moins que les copains.
La descente sur Sangüesa est le salaire de nos peines: la route panoramique est régulière, bien entretenue; ma randonneuse ronfle sans la moindre vibration, quelle belle mécanique! Je me force à contrôler la vitesse, mais c’est bien parce que je l’ai promis à ma vieille maman…Dire que nous allons rentrer en France demain, que la fin du voyage se profile déjà à l’horizon! Les paysages, les grimpettes, les fontaines, la surprise quotidienne du bivouac, les rencontres… je ne me rappelais plus qu’il y aurait une fin.
Nous entrerons en Navarre à Sangüesa, il faudra trouver le départ de la voie verte cyclable qui conduit à Lumbier; or, ça ne manque jamais: quand nous demandons notre chemin, dans les villages, les gens nous répondent d’abord simplement avec quelques gestes explicites ; puis, quand nous pensons avoir compris, ils nous lâchent une avalanche de détails et de précisions totalement incompréhensibles qui nous égarent infailliblement.

LES PYRENEES : NAVARRE ET PAYS BASQUE

Cette fois encore, nous tournons en rond dans le village, puis l’un ou l’autre repère la piste.
Il aurait été dommage de la manquer! une voie ferrée désaffectée a laissé place à cette charmante voie verte, interdite aux voyageurs motorisés. Elle longe le rio Irati dans les gorges de pierre rousse du Hoz de Lumbier, deux petits tunnels permettent d’échapper aux accidents du terrain; bien sûr, la piste est caillouteuse et on se fait des frayeurs dans le noir d’encre des tunnels; mais qu’il est bon d’avoir un peu froid après cette journée de fournaise!
Nous avons rejoint l’un des chemins de Compostelle: le terrain de camping est peuplé de pélerins, marcheurs ou cyclistes, qui ont franchi les Pyrénées par la route que nous emprunterons demain.


Mardi 21 Juin
Lumbier – St Jean Pied de Port
étape: 84 km; cumul: 1278 km

J’appréhendais le passage des Pyrénées… Il s’est fait en douceur.
En suivant l’itinéraire proposé par le cyclo d’Albacete pour éviter Pamplona, nous nous sommes rapidement retrouvés sur une jolie route verte qui nous a fait traverser la Navarre en remontant le cours du rio Irati, dans une vallée étroite et ombreuse.
Deux tunnels, deux rampes plus difficiles, nous sommes dans la Valle de Arce et nous suivons le Rio Urrobi par une route dont la pente demeure raisonnable.
Les villages ont belle allure, le passage d’innombrables Jacquets n’est sans doute pas étranger à cette prospérité; c’est particulièrement net à Auritz-Burguete, beau village d’architecture basque, où les restaurants sont pratiquement aussi nombreux que les maisons!

Roncevaux, Ibaneta, St jean Pied de Port, Bayonne.

Un sentier déverse des marcheurs sur la route; de grands arbres, des allées en sous-bois… le modelé du sol est ample, généreux, le site plein de noblesse; un je ne sais quoi de solennel flotte dans l’air:
« hauts sont les mons, et les vals ténébreus… »,
nous arrivons à Roncevaux.
Les bâtiments sont d’intérêt architectural variable…La Collegiale est un immense caravansérail où les marcheurs vont et viennent, l’air assez désoeuvrés; il y a de vastes cours, des passages, des porches, des salles sombres fermées, un réfectoire et tout ce qu’il faut pour accueillir les marcheurs. Ce n’est pas l’heure pour obtenir la crédentiale, le tampon destiné aux pélerins; nous faisons donc comme eux: détendus et vaguement fatigués, nous tournons et virons parmi les monuments civils ou religieux. Je suis intriguée par un très vieil édifice carré, bas, avec un toît à deux étages; on ne peut pas entrer… renseignements pris, il s’agit du « silo de Charlemagne ». Charlemagne? Pourvu que nous ne tombions pas sur quelques Sarrazins félons attardés au Portd’Ibaneta ! C’est vrai: Don Quichotte est resté au Sud de Cuenca, ce sont Roland et Charles qui hantent ces lieux.
Quelques dizaines de mètres plus haut, nous basculons sur le versant français par le col d’Ibaneta; nous n’aurons plus qu’à nous laisser glisser jusqu’à la fin du voyage…



Les 20 km du col d’Ibaneta à St Jean pied de Port sont la plus belle descente qu’on puisse imaginer. Nous roulons à l’ombre de grands arbres, avec de belles perspectives au détour des virages, des ruisselets s’égouttent sur des rochers moussus et nos bonnes machines nous portent sans broncher. A mi-pente, nous entrons en France. Il n’y a plus de frontière mais les marchands de spiritueux demeurent, témoignage d’un temps où on se donnait sans risque le frisson de la contrebande. Quelques emplettes et c’est reparti sans prendre garde au ciel de moins en moins bleu.
Le petit camping municipal nous accueille…
La dernière difficulté du parcours surmontée, c’est la détente. Michel arrose au Moscatel son 2000ème col, on fait la lessive… et le ciel se charge du rinçage. Dieu, quelle douche!
Il aurait fallu davantage pour nous empêcher de dévorer les spécialités achetées au passage, en particulier les fameux caracoles (escargots) de Navarre; certes, il pleut sur la pelouse mais on est au sec… dans les douches. Quand Jupiter se calme enfin, nous n’avons qu’un petit pont à franchir pour être en ville, au pied de la forteresse, et découvrir les petites rues encore toutes luisantes de pluie. Nous sommes d’humeur à profiter jusqu’à nuit noire de cette longue soirée de juin, tiède et embaumée.

mercredi 22 juin
St Jean pied de Port – Vieux Boucau Plage
étape: 100 km; cumul: 1378 km


Le lendemain, c’est un cortège de chiens mouillés qui s’ébranle à 9 heures, sous le crachin. On descend vers Bayonne, les dernières bosses ne comptent pas. Nous échappons à la grand-route par un ancien chemin de hâlage devenu piste cyclable qui nous conduit en suivant la Nive jusqu’au centre de Bayonne. Balade dans les petites rues et le long du quai, mais la grande affaire, c’est le choix d’une terrasse de restaurant prometteuse: en Espagne, il n’importait pas de faire bonne chère; à présent, la bête se réveille!

Parvenus au niveau de la mer, toutes les difficultés étaient derrière nous et l’itinéraire connu ; c’est pourtant là que j’ai fait moisson de bleus en commençant, à Bayonne, par une chute qui n’aurait pas été anodine sans mon casque. Depuis deux semaines que je vis sur mon vélo, je m’y sens tellement à l’aise que je n’ai plus conscience des limites de l’exercice; en fait, j’ai tenté la cyclo-sieste cyclo-digestive et cette bûche me rappelle que le cyclo est un animal fragile.

LES LANDES

Je ne sais pas comment seraient appréciés, ici, le camping sauvage et la toilette sur la place; ou, mieux, le camping sur la place et la toilette sauvage! Heureusement, il y a suffisamment de terrains aménagés pour que nous n’ayons pas à tenter l’expérience.
Nuitée, donc, sur un terrain irréprochablement banal.


Jeudi 23 juin
Vieux Boucau – Salles sur Mer
étape: 135 km; cumul: 1513 km

J’attendais une étape de transition, 120 km sans difficulté…
Nous avons plusieurs fois traversé les Landes par les pistes; pourtant, c’est chaque fois la même affaire: on prend une piste en croyant être sur une autre et on tourne en rond. Le spectacle de cette forêt qui ne parvient pas à se remettre de la tempête Klaus (2009) est assez déprimant. Sur les interminables lignes droites de la route, le vent de face n’arrange rien; et comme, par crainte de m’endormir comme hier, je reste « au timon » sans passer les relais, j’arrive à Salles épuisée. Peu importe: nous dormons chez des cousins de Jacques qui me dorlotent, une bonne nuit me requinquera.

L’ ARRIVEE

Vendredi 24 juin
Salles sur Mer – Arès
étape: 42 km; cumul: 1555 km

Pour cette avant-dernière étape, nous ne roulerons que ce qu’il faut pour n’être pas en manque; la grande affaire du jour, c’est que nous avons rendez-vous avec Janine!
Janine, c’est le pilier féminin du club, la « mère en cyclotourisme » de presque toutes les cyclotes de Royan. Elle vient faire avec nous la dernière étape, entrainant avec elle trois autres femmes.
Nous arrivons tous en même temps à Arès: émotion, embrassades, photos…



La boucle est presque bouclée; déjà!
Il nous reste une nuit sous la tente et une journée sur les randonneuses pour nous faire à cette idée.

Samedi 25 juin
Arès – La Palmyre
étape: 133 km; cumul: 1688 km

Nous sommes donc 8 sur la piste au départ d’Arès, il est prévu de déjeuner 80 km plus loin, dans un restaurant qui sait accueillir les cyclos, à Montalivet-les-Bains. Les jambes s’activent et les langues aussi…
Je savais qu’il y aurait d’autres cyclos à table mais je ne m’attendais pas à les voir surgir avant ; mais voici qu’ils sont là, une quinzaine, venus nous faire escorte.

La journée se déroule comme un rêve; l’ambiance est joyeuse et bruyante autour de la table, les cyclos sont nombreux, nos familles sont venues; les plaisanteries fusent, on sent bien aux questions que notre périple donne des idées. Un cyclo essaie ma randonneuse, rougissant comme s’il offrait un tour de danse à une belle.
Normal: C’est une belle!

Encore une vingtaine de kilomètres et enfin, à L’Amélie-sur-Mer, il nous apparaît , blanc sur fond d’azur, estompé par la brume lumineuse d’une belle journée. Il ? Cordouan, le phare, la fierté de cette côte. Il ne nous reste plus qu’à parcourir la côte balisée par sa lanterne: jusqu’à la Pointe de Grave sur nos vélos, l’entrée de la Gironde par le bac de Royan, et la Côte de Beauté de Royan à La Palmyre.
Le voyage s’achève donc symboliquement quand la lanterne de La Coubre prend le relais de Cordouan, sur la Promenade des deux phares. Un comité d’accueil inattendu et totalement inconnu nous acclame au bout de la digue !


Le champagne attendait au frais depuis trois semaines, les bouchons sautent, je suis heureuse mais je sens comme un drôle de baby-blues qui s’installe en moi…
Cette fois, nous sommes irrémédiablement arrivés; je flotte dans mes vêtements; je ne me décide pas à entrer dans ma maison: ça va être dur de dormir sous un toît.

CONCLUSION: Guérit-on du voyage à vélo ?

Au moment où j’écris ces lignes, des visages me reviennent: la brave fille d’Almagro, bien sûr, ou la femme à la jarre dans le hameau perdu.
Cependant, à force de les respirer jour et nuit, de les parcourir à petites journées (100 km en moyenne), d’y chercher de l’ombre, une fontaine, un bistro ou un carré d’herbe, ce sont les paysages que nous avons bus par les yeux et la peau; je garde en moi l’immensité déserte des oliveraies andalouses, les moutons de la Vallée de Alcudia, les moulins, les champs de coquelicots de Belmonte et les hautes graminées blondes qui ondulaient au vent tout au long des routes de la Mancha; j’entends hennir le cheval de Poveda de la Serra, jaillir les sources montagnardes, frémir la solennité de Roncesvallès…
Se replonger dans le voyage passé est un bonheur qui ne fait pas taire un impérieux besoin de repartir.
Pourquoi repartir? Pourquoi à vélo?
Pour le sport, pour s’instruire, pour défendre une cause, pour la découverte d’autres lieux, d’autres gens, de soi-même…les bonnes réponses ne manquent pas. Le Phare nous a fourni un prétexte mais la vraie raison est que nous avions simplement envie d’aller nous promener: comme ça, pour rien (ou pour tout: c’est la même chose), pour déguster tranquillement une bonne pinte de liberté.

Amis cyclistes, si certains soirs vous voyez des sacoches roses voler dans le ciel, lancez-vous, n’hésitez pas! Equipez-vous d’une bonne randonneuse et sachez seulement que, la première fois, on sait où l’on s’en va ; mais pour la suite, tout ce qu’on sait, c’est qu’on repartira.


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